Voici un extrait de cette nouvelle de 35 pages, dans le genre littéraire Fantastique.

À mi-chemin entre deux mondes

  

1.     Les « Autres » et « Eux »

   Anne et Romain, qui habitaient dans la rue d’à côté, n’étaient pas revenus dans ce magasin depuis longtemps. Jamais Romain n’aurait imaginé ce que sa mère avait vécu la dernière fois qu’ils étaient venus, et jamais sa mère Anne n’aurait trahi le secret de son aventure. Il était hors de question de révéler la vérité. La survie des « Autres » en dépendait.

   Anne travaillait comme secrétaire médicale pour le docteur du coin, un vieux monsieur charmant vite tombé sous le charme de la petite jeune femme fine et dégourdie. Romain quant à lui poussait comme un champignon. Il serait aussi grand que son père ou presque, c’était sûr. Le jeune garçon de douze ans avait hérité de l’énergie de sa maman. Les avoir tous les deux en même temps dans la même pièce fatiguait rapidement ceux qui avaient eu le malheur d’y avoir pensé. Depuis l’évaporation dans la nature du papa, Anne élevait seule son garçon sans se poser la moindre question. Ils étaient heureux, riaient beaucoup, se fâchaient tout autant mais heureux.

   Anne et Romain vivaient modestement et honnêtement. La seule chose malhonnête dans cette histoire, c’était ce secret dont Anne craignait plus que tout qu’on le découvre un jour. Si jamais quiconque et même Romain venait à entendre parler des « Autres » comme elle les appelait en pensée, elle était convaincue de les condamner à tout jamais. Les « Autres » étaient de l’autre côté, enfin, ailleurs. Anne les avait rencontrés un jour, là-bas et par chance, en était revenue. Elle avait retrouvé Romain qui ne se doutait de rien. Elle était heureuse d’avoir récupéré son fils mais elle serait bien restée chez les « Autres ». Tout y était tellement plus simple et plus vrai surtout. En fait, Anne faisait comme s’il ne s’était jamais rien passé car les « Autres » et « Eux », ceux avec qui elle avait toujours vécu, les humains, ne s’entendraient jamais. Ou plutôt, son côté à elle ne cesserait d’envahir le côté des « Autres » pour les dominer, les rapporter de force dans leur côté à « Eux », les exhiber et les réduire à l’esclavage comme ils faisaient depuis la nuit des temps à la découverte de chaque nouvelle espèce ou d’une couleur de peau différente de la leur. Alors s’ils découvraient l’existence des « Autres », que leur feraient-ils ? En réalité, depuis qu’elle savait, elle avait même peur pour elle-même. Si on lui fournissait l’occasion une seconde fois dans sa vie, devrait-elle s’obstiner à rester de ce côté qu’elle connaissait depuis son enfance, ce monde dans lequel elle élevait son fils ou partir définitivement avec lui chez les « Autres » ? Anne tremblait de peur à l’idée de ce que diraient ses voisins, ses amis et même Romain si par malheur la vérité éclatait. Que deviendraient-ils ? Et quand bien même réussirait-elle à repartir, comment cela se passerait-il pour Romain chez les « Autres » ? Serait-il transformé par l’aventure ? Rejetterait-il tout en bloc pour revenir ici, seul ? C’était un risque qu’il était hors de question de prendre.

   Lorsque Anne était partie en courses le jeudi où commence cette histoire, le temps était gris comme à l’accoutumée dans cette région du nord-est de la France. Rien dans le ciel terne et blanc filandreux ne laissait prévoir cette aventure extraordinaire qui bouleverserait la vie de la jeune femme à tout jamais.

   Cet après-midi-là dans ce supermarché, Anne cherchait son fils tout autour d’elle. Puis, fatiguée et agacée, elle décida d’accélérer le pas jusqu’au rayon suivant. Des pâtes, du riz, du quinoa. Grouillant de monde, chaque allée la faisait soupirer. Du sel, du poivre, du lait de soja. Et ce petit vieux qui puait tellement qu’on aurait pu retracer son chemin en le suivant à l’odeur ! Du shampoing, du gel douche… Ah voilà, du gel douche ! Si seulement, on pouvait doucher certains à l’entrée pensait Anne. Du café, du chocolat, des céréales…

   Mais qui pouvait bien supporter ce brouhaha continu du chariot qui couine et de cette radio qui braille une musique intolérablement nulle ?! C’était incroyable comme un supermarché pouvait être bruyant, sale et insupportable – du lait, du sucre, des œufs – avec autant de bonnes choses à manger. Alors, Anne franchissait les rayons si vite que ses yeux ne suivaient plus et lui donnaient le tournis.

   Parfois, elle croisait la mère de famille qui avait dû confondre supermarché et fête foraine. Là, une dame trimballait ses cinq marmots comme elle aurait pu les emmener au parc, tout en hurlant au petit dernier, épuisé d’avoir raté la sieste, de la fermer. Avec de si belles têtes de gondole impossible d’en perdre un, c’était l’avantage pensait Anne. Mais le pire pour elle était d’entrer dans cette allée secondaire où forcément un papa bedonnant restait planté là, en plein milieu, sans savoir quoi choisir et en s’imaginant que les autres personnes passeraient à l’aise derrière lui et ses grosses fesses… en escaladant peut-être ?

   Encore une fois, elle cherchait Romain, encore parti Dieu-seul-sait-où, scotché devant un objet improbable et hors de prix qu’elle refuserait d’acheter de toutes façons. Des laitues, des carottes, des bananes. Ah les bananes, c’est bon ça.

  • Mais où est-il encore passé ? se répétait-elle en boucle. Tiens du canard pour ce soir, et pourquoi pas ?

Mais évidemment, le morceau qui tentait Anne se trouvait hors de portée. Toute petite, il aurait été stupide et vain de tendre le bras le loin possible. Ce serait tellement plus simple de grimper là, sur le rebord du présentoir, vite fait bien fait, pour atteindre ce qui faisait envie mais Anne se ravisa avant que quelqu’un ne la voie. Peu fière de sa témérité – aussitôt pensée aussitôt enfouie – elle reprit son parcours jusqu’au rayon surgelés. Très irritée par toute cette publicité tape-à-l’œil du rayon glaces, elle commençait à perdre définitivement patience avec ce chariot tordu qui tournait mal et ce gamin, le sien, qui ne daignait toujours pas revenir.

   Alors, Anne se résigna à passer en caisse et à sourire machinalement à cette petite bonne femme aux multiples cheveux blancs engoncée dans son siège à roulettes, coincée derrière un tapis roulant noir qui dévoilait des achats de toute première nécessité, sous les bips bips réguliers de la caisse enregistreuse…

 Tandis qu’elle glissait ses affaires dans des sacs en papier toujours prêts à la trahir en se déchirant sur les côtés, Anne en maudissait l’inventeur. Ce n’était possible, il n’avait sûrement jamais fait ses courses lui-même pour en être arrivé à cette brillante idée des sacs de courses « en papier ! », tout cela en scrutant l’horizon régulièrement dans l’espoir de voir Romain débouler.

   Puis elle se dirigea tant bien que mal jusqu’à la cafeteria du grand magasin et, après avoir acheté deux parts de flan pâtissier, s’installa sur la première chaise libre, pour être sûre de ne pas rater ce fils qui finirait bien par regarder ses sms et la rejoindre.

   Anne avait passé la trentaine et préférait rester seule. Toutes les rancœurs envers le père de Romain s’étaient dissipées au fil du temps mais elle était suffisamment intelligente pour ne pas se laisser piéger deux fois. C’était une femme qui travaillait du lundi au vendredi avec une régularité sans failles. Le reste du temps était alors consacré à l’éducation tendre de son fils. Excepté ce jour où décidément, il le faisait vraiment exprès ce gamin ! Elle était là à poireauter comme si c’était à elle d’attendre que Monsieur daigne montrer le bout de son nez.

2 : Le passage

    Arrivée depuis bien longtemps au stade de l’exaspération, Anne avait bien mérité une pause de deux minutes tout de même. Elle avait posé délicatement les deux gâteaux sur la table de la cafétaria et coincé les sacs de course au sol entre les pieds de sa chaise et ses jambes. Bien calée, elle pouvait apercevoir devant elle sur la table, au travers du sachet kraft, la boîte en carton sans couvercle dans laquelle reposait une pâte brisée à souhait qui accueillait la crème dorée de ces deux pâtisseries merveilleuses. Elle regardait avec envie cette énorme part de flan appétissante d’un jaune vanille sucré couvert d’une peau finement caramélisée.

   Et pourquoi devrait-elle attendre aussi pour la manger ? Après tout n’était-ce pas elle l’adulte, et par conséquent elle qui pouvait décider du moment où elle croquerait dans ce goûter enivrant ?! Et bien c’était décidé, c’était maintenant.

   Elle approcha le sachet pour plonger sa main à l’intérieur et en sortir la boîte blanche sans même prêter attention à l’emballage couvert d’inscriptions puis craqua enfin pour ce qui lui faisait envie et qui lui remontait instantanément le moral. Elle en salivait, rien qu’à le regarder. Le parfum pénétra dans ses narines prenant le contrôle immédiat des neurones et empêchant définitivement toute résistance. Le gâteau était roi. Anne ferma instinctivement les yeux pour mieux savourer l’entrée intense de ce bien-être profond apporté par le sucre distillé dans la pâtisserie tout entière. En une fraction de seconde, un moment d’euphorie intrinsèque jamais égalé jusque-là, même par la banane ou autre fruit, entrainait une véritable petite révolution corporelle allant jusqu’à la dilatation de sa pupille, révolution vouée à vénérer et glorifier l’apport du sucre à tout jamais.

   C’est alors que ses yeux à présent écarquillés de bonheur se posèrent machinalement sur le sachet kraft couvert d’écritures et négligemment repoussé quelques instants plus tôt. Elle ne connaissait pas cette publicité, c’était surprenant.

   Après quelques secondes d’hésitations et à y regarder de plus près, Anne vit une inscription qu’elle lut en chuchotant : « A mi-chemin entre deux mondes, je me trouve. Vers l’un ou l’autre, la vérité j’éprouve. »